L’évolution de Noro Masamichi senseï, une tentative d’analyse 32e partie
Noro senseï ne se nourrissait pas de textes. Il y picorait, il y glanait une inspiration. Il citait le Tao Tö King en prononçant l’éloge du Yin. Il s’ouvrait aux évangiles pour son Dieu de Lumière. Il savourait le guerrier que fut le Bouddha. Il défendait l’honneur des maîtres zen. Il n’était pas d’une chapelle, d’une synagogue ou d’un ashram, ni d’un livre, un rituel, une initiation. Ce qu’il avait à nous livrer, il le fit in vivo, dans le vivant du corps, de l’esprit et du cours.
Noro Masamichi senseï. Photographie de P.Y. Bénoliel © 2006
Lorsque je venais au dojo et que Noro senseï débutait le cours, il se plaçait face à l’autel, s’inclinait devant ce qu’il désignait comme le Monde des esprits, puis se retournait vers nous et saluait une seconde fois. À chaque salut, une dimension s’ouvrait entre lui et l’objet de sa prosternation. Le cours se déployait sur un espace dédoublé, une double présence. Noro senseï se savait entendu et vu par son maître, et à la fois, il espérait être vu et entendu par ses élèves.
Toutefois, il existait un troisième espace dans lequel la leçon prenait place et déployait toute son ampleur, l’espace intérieur, celui que je cultivais par mes efforts. La pratique en cours me permettait d’approcher la leçon en corps et en esprit. Elle donnait lieu à un premier contact, à un toucher, à un effleurement. Ce premier moment, s’il suffisait pour beaucoup, m’était une excitation, un énervement, un plaisir passager. Il me fallait plus. Alors, j’attendais le retour chez moi, ou bien auprès de mes élèves, et seulement à cet instant, dans la répétition, dans la reprise du geste, je pouvais le pousser plus, le mûrir, tel un mouvement tendu vers une expression simplifiée, une technique polie dont on ne pourrait rien écailler.
Maître Wang Bo. Photographie de Thomas C. © 2004
Maître Wang Bo m’avait enseigné qu’il fallait se préparer à la leçon, que l’esprit du maître attend dans cette dernière et qu’elle doit être recueillie par un corps bien disposé et adapté. Il revient dès lors à l’élève de l’assouplir, de le rendre puissant, de lui enseigner l’endurance, de le maintenir vigilant. Une fois, le réceptacle corporel prêt, l’enseignement est déployé dans toutes ses dimensions, selon son envergure.
Lorsque je réfléchis à l’évolution de l’enseignement de Noro senseï, je prends en considération l’évolution des corps de ses élèves. Les élèves yang prélevèrent la part yang, comme les adeptes du yin ramassèrent leur butin de yin. Chacun chérit sa portion. Désirant l’harmonie, j’eus à cœur de solliciter les pôles contraires. Je cheminais de l’un à l’autre, refusant de m’établir dans un seul antipode, m’adonnant à l’ivresse d’un départ perpétuel : libre de toutes les chapelles, curieux de chaque point de vue, loyal à l’enseignement du maître. Les époques de Noro senseï se succédèrent en des vagues d’élèves enthousiastes, parfois plus homogènes que solidaires. Je maintins mon intérêt sur une trentaine d’années, sans une minute d’ennui, attendant la leçon suivante que, part définition, je ne comprenais pas et qu’une fois recueillie, je courais cultiver en mon domaine, en mes terres, en mes journées dévouées à l’exercice solitaire. Je vis les vagues d’élèves s’élever puis refluer, la dernière noyant la précédente et prévenant de la fureur de la suivante. Pour me préparer à l’art du maître, on me conseilla la méditation, la pleine conscience, l’eutonie, le feldenkraïs, le vajra comme la kundalini, la sophro et la PNL, le shaman puis le coach. Toutes ces nouveautés possédaient leurs attraits, leur séduction. Cependant, je demeurais au dojo uniquement, pour l’étude de l’art lui-même. Ce que je cherchais n’était pas plus loin, il était plus profond. Je misais tout sur la profondeur. Ailleurs constituait une dispersion. Je restais et je revenais chaque jour à l’art du maître car je m’efforçais de voir dans une seule goutte d’eau océans et nuages.
Chez moi ou dans les bois, je refaisais tel geste, je repositionnais tel segment, je variais tel rythme. Je changeais de niveau, me mettais à genoux ou plus sur l’avant, et le jour suivant, j’explorais tel appui du pied. Je découvrais la base par le nombre des variantes pour enfin y revenir avec plus de sureté. Je me disciplinais loin des sirènes du temps qui me susurraient : « Sois toi-même. » Non, je me voulais selon ce qu’enfant, je considérais une destinée, on voit grand quand on est petit. Je rêvais de me changer en tigre et en dragon. Les arts martiaux tiendraient leurs promesses, j’y veillerais ! Combien de fois, il fallut me jeter dans l’effort, rouler, me relever et rouler encore. Je me souviens d’un soir où je ne pouvais plus me hisser sur les jambes, l’épuisement m’ayant coupé tout ressort. Incapable d’avancer, je surpris mon senseï car mes yeux n’avaient renoncé à rien. D’autres fois, j’enchainais les cours avec les courbatures du précédent. Parfois, la difficulté me faisait voir l’exercice comme impossible. Je rejetais l’adjectif tant que je n’avais pas usé l’épreuve sous les assauts de ma volonté. J’ai fait montre de persévérance comme d’autres usent de leurs poings. Je visais la compréhension et rien de moins, fut-elle physique, émotionnelle ou intellectuelle.
J’aime l’ouvrage ancien « Les Très Riches Heures du Duc de Berry » pour son titre. La vraie richesse est celle dont on pare ses heures. Par mes riches heures, j’ai voulu desceller l’enseignement de Noro Masamichi senseï. Par ces journées dévouées à l’étude de l’art, j’ai parcouru sa vision, celle qu’il avait de son maître, de sa maîtrise.
Il y a tant encore à saisir et approcher. Alors, je m’endurcis, je m’assouplis, je m’éveille à une plus grande sensibilité. Je n’ai pas encore déroulé en entier le parchemin qui me fut transmis.
Je passais de la technique à l’art par mon sentiment devant le don de ces journées qui me dévoilèrent de si grands trésors. Je le nomme gratitude, émerveillement, amour. Je ne reçus jamais un enseignement en restant blasé. J’écoutais, je regardais et je m’étonnais qu’il me fut tant donné.
Dans le noir, voir la lumière ; dans le plein l’espace ; pour y parvenir, affiner. Photographie de Nguyen Thanh Thien © 2003
La suite : Le son, bientôt en ligne
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J’adresse mes remerciements à celles et ceux qui ont mis en ligne ces vidéos. Elles permettent un partage avec les personnes qui n’ont pas connu ces nombreux maîtres venus enseigner en France ou ailleurs, qui n’ont pas vécu telle ou telle période de leur enseignement.